16/06/2024
Henri Michaux, Façons d'endormi, façons d'éveillé
Le lac près de l'Opéra
En promenade. À partir de la place de l'Opéra, où quelque autobus a dû me transporter, faisant quelques pas dans une rue médiocre, qui en traverse une plus large, je me détache progressivement des grandes artères et des boulevards dont j'entends encore faiblement la rumeur s'amenuisant... Soudain je débouche sur une vaste étendue d'eau, dont je ne fais qu'entr'apercevoir l'autre rive dans le lointain, avec ses baies, ses plages, ses criques, ses villas éparses ou groupées.
Comment ! Un lac ! Si près de l'Opéra ! Je n'en reviens pas.
Il est vrai que je prends souvent les mêmes autobus, sur les mêmes trajets, un peu en maniaque, qui n'accepte pas d'être longtemps détourné de sa vie propre. Tout de même ! À ce point ! C'est impardonnable ! Depuis des dizaines d'années que je vis à Paris... Enfin, je l'ai trouvé. Et cet horizon ! Justement ce qui manquait à ce cette capitale un peu usée... et sans chercher détails ni explications, je me laisse envahit et gonfler de la joie inespérée. Quel avenir ! Une existence nouvelle va commencer.
L'impression a tellement pénétré en moi que, réveillé, je ne m'en réveille pas tout à fait, et sans doute je n'y tiens pas, j'aurais trop peur de retrouver une ville où, à nouveau, un lac manquerait. Je reste sans bouger, méfiant, sachant que malgré la certitude encore persistante d'un lac proche et presque à ma porte, il est préférable que je ne lève pas le petit doigt, que je ne me livre (mot si juste) à aucun acte, le plus petit geste en ces heures matinales étant parfois capable d'entamer et de recouvrir en un rien de temps les plus grandes découvertes de la nuit et de vous reconduire illico au strict quotidien.
Henri Michaux, Façons d'endormi, façons d'éveillé, [1969] dans Œuvres complètes, III, édition établie par Raymond Bellour avec Ysé Tran, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 2004, p. 482.
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17/01/2024
Henri Michaux, Poteaux d'angle
Village de guêpes. En as-tu connu d’autres ? Sinon, tu te serais habitué.
En combien d’autres sociétés, d’autres climats, d’autres époques aurais-tu pareillement été un raté ? Question à te poser.
Cela fait peur, mais peut guérir de beaucoup d’autosatisfaction injustifiée.
Dans « la civilisation occidentale », tu penses « ma civilisation ».
Si tu demeurais seul sur terre, quand bien même elle serait encore intacte (et même avec quelques-uns dans ton genre), qu’est-ce que tu arriverais à en faire marcher, de ‘ta’ civilisation ?
Si affaissé, brimé, si fini que tu sois, demande-toi régulièrement — et irrégulièrement — « Qu’est-ce qu’aujourd’hui encore je peux risquer ? »
Henri Michaux, Poteaux d’angle, dans Œuvres complètes, III, Pléiade / Gallimard, 2004, p.1055, .1056, 1057, 1062.
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16/01/2024
Henri Michaux, Poteaux d'angle
Le style, cette commodité à se camper et à camper le monde, serait l’homme ? Cette suspecte acquisition dont, à qui l’écrivain qui s’en réjouit, on fait compliment ? Son prétendu don va coller à lui, le sclérosant sourdement. Style : signe (mauvais) de la distance inchangée (mais qui eût pu, eût dû changer), la distance où à tort il demeure et se maintient vis-à-vis de son être et des choses et des personnes, bloqué ! Il s’était précipité dans son style (ou l’avait cherché laborieusement). Pour une vie d’emprunt, il a lâché la totalité, sa possibilité de changement, de mutation. Pas de quoi être fier. Style qui deviendra manque de courage, manque d’ouverture, de réouverture : en somme une infirmité.
Henri Michaux, Poteaux d’angle, dans Œuvres complètes, III, Pléiade/Gallimard, 2004, p. 1054-1055.
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14/01/2024
Henri Michaux, Façons d'endormi, façons d'éveillé
Le rêve, on le sait, donne des équivalences ; assez avilissantes le plus souvent, et terre à terre.
On n’y reconnaît très mal ce qui, de jour, est considéré avec enthousiasme ou idéalisme. L’amour n’y échappe pas. Le sentiment qui en faisait l’unité, qui en donnait le sens et l’atmosphère disparaît, comme s'il ne comptait pas. La matérialité est mise au premier plan. Non pas que le rêve salisse nécessairement l’amour. Mais plutôt il ne le voit pas, ni du reste la haine, ou l’aversion. Les sentiments le font songer à des objets, les objets ordinaires de notre vie quotidienne, de notre ordinaire le plus ordinaire. Il faut qu’il dénature, qu’il passe à des choses, et les choses mêmes, qu’il les fasse passer dans une autre catégorie.
Henri Michaux, Façons d’endormi, façons d’éveillé, dans Œuvres complètes, III, Pléiade/Galimard, 2004, p. 495.
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13/01/2024
Henri Michaux, Passages
Combien d’araignées sont mortes, desséchées, attendant des mouches succulentes tout près, tout près, mais pas assez près néanmoins, et sont tombées pour finir, grises, légères, délicates, que la vie n’a pas entretenues et qu’elle eût entretenues laides et déplaisantes, vulgaires.
Henri Michaux, Passages, dans Œuvres complètes, II, Pléiade / Gallimard, 2001, p. 346.
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12/01/2024
Henri Michaux, La Vie dans les plis
Aux portes de la ville
Je fus pris aux portes de la ville par un étrange resserrement.
Des milliers, des milliers de bouchers, l’arme levée, attendaient le premier bébé qui s’en viendrait vers eux.
Des cochers, sur des fiacres (on entendait partout les bruits de roulement sur les pavés), des cochers conduisaient vers eux ces jeunes enfants.
Et il en circulait ! Oh, ce qu’il en circulait ! Cependant aucun n’arrivait jusqu’ici.
C’est, je suppose, qu’il y avait chute.
La ville était un innombrable puits.
Henri Michaux, La Vie dans les plis, dans Œuvres
complètes, II, Pléiade / Gallimard, 2001, p. 193.
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10/01/2024
Henri Michaux,Épreuves exorcismes
Alphabet
Tandis que j’étais dans le froid des approches de la mort, je regardais comme pour la dernière fois les êtres, profondément.
Au contact mortel de ce regard de glace, tout ce qui n’était p as essentiel disparut.
Cependant je les fouaillais, voulant retenir d’eux quelque chose que même la Mort ne pût desserrer.
Ils s’amenuisaient et se trouvèrent enfin réduits à une sorte d’alphabet, mais à un alphabet qui eût pu servir dans l’autre monde, dans n’importe que monde.
Par-là, je me soulageai de la peur qu’on ne m’arrachât tout entier l’univers où j’avais vécu.
Raffermi par cette prise, je le contemplai invaincu, quand le sang avec la satisfaction, revenant dans mes artérioles et mes veines, lentement je regrimpai le versant ouvert de la vie.
Henri Michaux, Épreuves exorcismes, dans Œuvres, I, Pléiade/Gallimard, 1998, p.785-786.
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08/01/2024
Henri Michaux, Ecuador
Lundi 7 mars
Dans une plantation de bananiers, caféiers, cannes à sucre, à Méra. Dans une cabane de bambous.
Peu me sépare de l’extérieur. Je suis presque dehors. Une grêle de lumière, mille couteaux viennent vers moi. Le bambou laisse passer les cris, les bruits et même les chuchotements et, si de l’autre côté quelqu’un s’approche de la paroi on croit que c’est pour vous dire un secret, ou qu’il vous épie. Le bambou n’est pas non plus san traduire tous les mouvements des alentours.
Dehors, cette partie apprivoisée de la forêt, tous pavillons déployés et les mâts de fête des palmiers. Chonta.
Des drapeaux déchiquetés, enlevés à l’ennemi, ses feuilles lacérées, et son corps est noir comme s’il sortait du feu. C’est ainsi qu’il est quand il est vieux, le bananier.
Henri Michaux, Ecuador, dans Œuvres complètes, I, Pléiade/Gallimard, 1998, p. 171-172.
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07/01/2024
Henri Michaux, Qui je fus
Ceux-là savaient ce que c’est que d’attendre. J’en ai connu un, et d’autres l’ont connu, qui attendait. Il s’était mis dans un trou et attendait.
Si toi-même cherchait un trou pour quelque usage, mieux valait, crois-moi, chercher ailleurs un autre trou, ou bien à ses côtés t’asseoir,, fumant les longues pipes de la patience.
Car il ne bougeait point de là.
On lui jetait des pierres et il les mangeait.
Il avait l’air étonné, puis il les mangeait. Il demeurait ainsi pendant le sommeil et pendant l’éveil, plus que la vie d’un préjugé, plus qu’un cèdre, plus que les psaumes qui chantent les cèdres abattus ; il attendait toujours ainsi, toujours diminuant jusqu’à n’être plus que l’orteil de lui-même.
Henri Michaux, Énigmes, dans Qui je fus, dans Œuvres complètes, I, Pléiade/Gallimard, 1998, p. 80.
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23/04/2021
Henri Michaux, Chemins cherchés, chemins perdus, transgressions
Désensevelissement
Étapes sans avant, sans arrière
Le silence des jours de silence
s’ajoute au silence des masses de silence
Les mailles du dedans
devenues plus fines, plus fines
filtrant différemment
Des affinités changent
Le fond de sagesse, même dans l’être le plus brouillon
Le fond de confiance qu’il y a dans le plus méfiant
méditerranée à grands flots m’inonde
printemps revenu après été, après automne
par chemin ignoré
préparé autrement
..................................................................................
quitter Babylone
Henri Michaux, Chemins cherchés, chemins perdus, transgressions, dans Œuvres, III, Pléiade /Gallimard, 2004, p. 1217.
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21/04/2021
Henri Michaux, L'Infini turbulent
Ces quelques pages sont, je le voudrais, un commencement d’élucidation d’un sujet qu’il fallait tirer du vague mais que je laisse à d’autres le soin de traiter vraiment. Elles suffisent peut-être à faire comprendre comment généralement les drogues hallucinogènes, sans détourner de l’amour par déchéance physique, à la manière de l’héroïne ou de la morphine, ne lui sont pas bonnes non plus et lui font de bien des manières, par multiples déviations, assister à sa détronisation. Après quoi, il devient difficile de retrouver l’amour dans sa naïveté. Serait-ce pour cette raison vaguement soupçonnée, que d’instinct une certaine unanimité se fait contre les habitués de la drogue. Pour une fois d’accord, amoureux comme puritains, jeunes et vieux, hommes et femmes, ouvriers et bourgeois, se sentent spontanément de l’humeur, de l’hostilité, de l’indignation dès qu’il est question de ces scandaleux hérétiques de la sensation ?.
Henri Michaux, L’Infini turbulent, dans Œuvres, II, Pléiade/Gallimard, 2001, p. 953.
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20/04/2021
Henri Michaux, La vie dans les plis
Écriture d’épargne
Portrait
Foreuse
Perceuse
habitacle de sel
dedans une tourterelle
Hérisson de frissons
Sommeil
Bouche de la nuit, qui délie le juge
Sommeil, vice, auge des abreuvements
Viens, sommeil
Adolescence
Entraves, enfance, landes basculées
nage dans les nénuphars
vers l’adulte tirant des poulies
Balcon, balcon lourd où à son tour
enfin avec jeune fille jouer le jeu des cactus...
La notion révélée
Les seconds s’associent
grelots de la cadette
Le peintre et le modèle
Sous les couilles du taureau s’appuie l’Espagnol
et il piétine la Duse
Paix rompue par cupide prise
Taillée sans le citron,
Peigne de cris
Visage éternué
du sommet de la femme insurmontée
éternelle hébétée,
face à l’iniquité.
Sur les triangles de la femelle défaite
il campe alors une robe verte.
Henri Michaux, La vie dans les plis, dans Œuvres, II, 2001, p. 199-200.
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17/04/2021
Henri Michaux, Mes propriétés
Emportez-moi
Emportez-moi dans une caravelle,
Dans une vieille et douce caravelle,
Dans l’étrave, ou si l’on veut, dans l’écume,
Et perdez-moi, au loin, au loin.
Dans l’attelage d’un autre âge.
Dans le velours trompeur de la neige.
Dans l’haleine de quelques chiens réunis.
Dans la troupe exténuée des feuilles mortes.
Emportez-moi sans me briser, dans les baisers,
Dans les poitrines qui se soulèvent et respirent,
Sur les tapis des paumes et de leur sourire,
Dans les corridors des os longs, et des articulations.
Emportez-moi, ou plutôt enfouissez-moi.
Henri Michaux, Mes propriétés, dans Œuvres, I,
Pléiade/Gallimard, 1993, p. 502-503.
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16/04/2021
Henri Michaux, Lune d'en face
Un adieu
Soir que creusa notre adieu.
Soir acéré, délectable et monstrueux comme un ange de l’ombre.
Soir où nos lèvres vécurent dans l’intimité nue des baisers.
L’inévitable temps débordait
la digue inutile de l’étreinte.
Nous prodiguions une mutuelle passion, moins peut-être à
nous-mêmes qu’à la solitude déjà prochaine.
Nous allâmes jusqu’à la grille dans cette dure gravité de l’ombre,
qu’allège déjà l’étoile du berger.
Comme on revient d’une prairie perdue, je revins de ton étreinte.
Comme on dort d’un pays d’épées, je revins de tes larmes.
Soir qui se dresse vivant, comme un rêve
parmi les autres soirs.
Plus tard je devais atteindre et déborder
les nuits et les sillages.
Henri Michaux, Lune d’en face, dans Œuvres, I, traduction Jean-Pierre Bernès, Pléiade/Gallimard, 1993, p. 57.
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15/10/2020
Henri Michaux, Déplacements Dégagements
Dictées
Penchées
Têtes appliquées
Aucune ne se relève
La dictée ne le permet pas
Les enseignements s’ajoutent aux ans
Des mouvements sont ressentis
des actes parfois suivent des sortes de certitude
Insistants attraits : réponse à un dictée
inscrire en chacun, en petit, en tout petit
Ça ne les gêne pas, d’obéir à une dictée ?
Autrefois, dans sa grandeur
l’Immense aux noms sacrés...
Restée seule, menue, tenace
traversant les ans, les rides,
la sourde dictée continue, en silence toujours
les infimes dieux, incorporés, commandent sans parler.
Henri Michaux, Déplacements Dégagements, Gallimard,
1985, p. 44-45.
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